samedi 4 novembre 2017

Les très suaves Heures de l'Histoire Contemporaine : le jour où on s'affronta en chansons à Paris.






















En cette rentrée théâtrale de l'année 1965, il règne à Paris une certaine effervescence mais finalement comme à chaque mois de septembre. Les établissements parisiens ont tous dévoilé leurs affiches et il ne reste plus qu'à attendre de savoir qui, parmi les 70 salles de spectacle que propose alors la capitale, va décrocher la timbale. Evidemment, l'idéal pour les directeurs de théâtre serait d'avoir misé sur la pièce qui va tenir deux ou trois ans mais le succès étant une chose très mystérieuse, on ne contentera volontiers d'une production qui finira la saison. 

Voilà pourquoi on se tourne souvent vers les valeurs sûres : il y aura en cette année des reprises de Claudel, de Sartre, de Ionesco, Shakespeare et Feydeau. On jouera non pas une mais deux pièces de Marguerite Duras (moins valeur sûre évidemment), on proposera la nouvelle création de René de Obaldia, une chose étrange nommée "Du vent dans les branches de sassafras" et le nouveau mystère de Robert Thomas, monsieur "Huit femmes". Entre autre. 
























Il y a cependant quelque chose d'un peu différent en ce mois de septembre 1965 puisque non pas un, ni deux mais trois théâtres se sont lancés un pari hautement improbable : faire triompher à Paris une comédie musicale et attention, nous ne parlons pas d'opérette mais bien de "musical" à la sauce anglo-saxonne. 

Et si ces propositions tiennent pratiquement du suicide, c'est qu'en ce milieu des années 60, en gros, le spectacle musical n'a pas vraiment la côte. Il y a bien sûr Francis Lopez qui remplit tous les deux ou trois ans le Châtelet et "Violettes impériales" ou "La Veuve joyeuse" pratiquement an alternance à Mogador (quand ce ne sont pas les "Mousquetaires au couvent") pour le reste et si on met de côté Offenbach, les parisiens vont au théâtre, ou au concert, mais pas voir les deux dans le même spectacle. 























La raison de ce choix étrange tient en fait au show qui se trouve en ouverture de ce billet. Puisque, contre toute attente, l'un des gros succès de la saison 64 a été la version française de "How to succeed in business without really trying", jouée au Théâtre de Paris avec Jacques Duby, Arlette Didier et la jeune Evelyne Dandry. Cela a marché une fois, pourquoi pas deux, ou trois ou quatre. On va donc chanter à Paris. 




































C'est vers l'adaptation d'un énorme succès en Italie que se tournent Elvire Popesco et Robert Manuel, nouveaux responsables de Marigny qui rouvre ses portes après 5 ans de travaux. "Il giorno della tartaruga", traduit logiquement par "Le jour de la tortue" se joue depuis un an à guichets fermés à Rome. C'est un spectacle rapide, drôle et surprenant puisque, accompagnés de danseurs, deux comédiens seulement jouent tous les rôles de cette longue scène de ménage. 

On embauche des figures très familières du public, Annie Girardot et Philippe Nicaud, on les enferme pendant des semaines dans un studio de danse et on fait venir de Rome le chorégraphe américain responsable de la production italienne, Buddy Schwab. Coût de l'opération : 66 millions d'Anciens Francs, c'est énorme. 

Et pour avoir une idée de ce que donne la version originale, c'est ci-dessous : 




































Au théâtre Antoine, ce sont près de 50 millions qui ont été nécessaires à la directrice Simone Berriau et à l'éditeur Robert Laffont pour pouvoir monter l'énorme succès des planches londoniennes, "The Boy Friend" de Sandy Wilson, crée en 1954 et qui permit l'année d'après à Julie Andrews de faire ses débuts à Broadway.

Robert Laffont s'est lancé dans l'aventure avec une certaine inconscience, délaissant pour une fois ses auteurs. Mais il est sûr de lui, d'autant qu'il a obtenu Suzy Delair et Daniel Ceccaldi comme tête d'affiche et une partie de l'équipe des "Raisins verts", Jean-Christophe Averty assurant la mise en scène, Jean-Loup Dabadie l'adaptation et Dick Sanders la chorégraphie.



































On a beaucoup investi dans les costumes et les décors, toutes les danseuses ont accepté pour le spectacle de se couper les cheveux, ce qui a beaucoup été répété dans la presse, il y a des seconds rôles désopilants, Laurence Badie et l'incomparable Madeleine Clervanne et pour avoir une idée de ce que cela donne, monté par l'opéra de San Diego, c'est ci-dessous :



































Au théâtre de Paris, c'est également une adaptation que l'on propose mais française cette fois puisque Roger Pierre et Jean-Marc Thibault vont être les deux héros de "Deux anges sont venus", version chantée et dansée de l'énorme succès de la pièce d'Albert Husson créée en 52, "La Cuisine des anges" dans laquelle trois bagnards à Cayenne sauvaient une famille dans le besoin. Hollywood en avait même fait un film en 55.


































Et si le budget du spectacle est impressionnant, 87 millions, c'est que c'est Albert Husson lui-même qui a assuré l'adaptation, les chansons sont signées Georges Garvarentz, beau-frère d'Aznavour, certes mais surtout auteur de "Retiens la nuit", "Désormais" ou "La plus belle pour aller danser". 

On a également invité les danseurs de Katherine Dunham, légende de son vivant de la danse contemporaine et Evelyne Dandry montre une nouvelle fois qu'elle n'est pas que la fille d'André Dassary mais une jeune première pétillante. 























Et pour avoir une idée de ce que cela donne, vous n'irez nulle part puisqu'il nous a été impossible de trouver le moindre document sonore de ce spectacle, dont on tira pourtant un 45 tours sorti chez La Voix de son maître. 

Alors ? Cette guerre des "musicals" à Paris ? Eh bien nous sommes au regret de conclure ce billet en vous annonçant que cela fut un gigantesque pétard mouillé puisque les trois spectacles sombrèrent corps et âme et surtout corps et biens, laissant aux trois théâtres des dettes pour plusieurs années. 


































Le premier à s'arrêter sera "Le Jour de la tortue", qui tirera sa révérence après seulement 20 représentations et malgré la venue de Gina le soir de la première. Suivra "Deux anges sont venus", renvoyé au paradis après 40 représentations. "Le Boy friend" ira jusqu'aux fêtes de fin d'année mais sera remplacé dès janvier 66 par un Pirandello avec Delphine Seyrig et Jean Rochefort.   

On conclura donc que le succès d'une comédie musicale avait été un accident et on ne recommencera pas de si tôt l'expérience puisque trois spectacles très différents avaient été des fours. On oubliait cependant que ces trois tentatives étaient en fait très liées puisque Husson, auteur de "Deux anges sont venus" avait signé l'adaptation du "Jour de la tortue" et que, par exemple, Buddy Schab, responsable des chorégraphies du "Jour de la tortue" s'était occupé de celles du "Boy Friend" à Broadway. 



































Il faudra attendre 4 ans pour qu'un musical revienne à Paris, ce sera "Hair" pour la saison 69 au théâtre de la Porte St Martin, avec le succès que l'on sait, ce qui poussera les producteurs à renouveler l'expérience en  75 avec le "Rocky Horror show". Mais malgré cela, malgré "Starmania" ou "Les Misérables", on continuera de clamer que le public français n'aime pas les comédies musicales, jusqu'à ce qu'à l'orée des année 2000, Luc Plamondon et Richard Cocciante ne nous offrent "Notre Dame de Paris", ouvrant la voie à tous les spectacles qui remplissent depuis les Zenith et le Palais des Congrès. 

Il suffisait donc, non pas d'adapter un succès anglais ou américain, ou une pièce ayant fait ses preuves ("My Fair Lady", pourtant...) mais de puiser dans une culture collective populaire et d'y ajouter des chansons qui pourraient passer en radio. Et donc pourquoi pas Louis XIV, qui deviendra "Le Roi Soleil", Robin des Bois ou Moïse ? 

On oublie cependant qu'en 1950, une jeune américaine sachant utiliser ses colts avait déchaîné les foules au Châtelet. C'était Lily Fayol dans "Annie du Far-West" et là, nous avons les archives. Comme quoi, parfois, lorsque c'est bien fait...

Aucun commentaire: